En Tunisie, un féminicide relance le débat sur les violences conjugales
14 mai 2021 à 8h49 par Manuel Mariani
Une vague d'indignation s'empare actuellement de la scène publique en Tunisie suite à l'assassinat d'une jeune femme par son époux, policier de profession, qui a relancé le débat sur le phénomène des violences conjugales.
L’assassinat de cette jeune mère de trois enfants, âgée de 26 ans, qui a succombé le 9 mai à l’hôpital du Kef, à 170 kilomètres à l’ouest de Tunis, à des blessures causées par l'arme à feu utilisée par son mari, a fait remonter à la surface la polémique autour de la responsabilité de l’Etat et de la justice, dont les défaillances ont été décriées par un grand nombre d’organisations féministes et celles de défense des droits humains.
Ces associations voient dans l’affaire de l’homicide de Refka Cherni une nouvelle illustration du fléau des violences faites aux femmes, alors que la Tunisie a criminalisé en 2017 les violences familiales et conjugales dans la majorité des cas.
D’autres associations de la société civile sont montées au créneau en condamnant un acte de violence sexiste qui n’est pas le premier du genre et qui ne sera sans doute pas le dernier.
Pour l'association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), Refka Cherni est "victime d'un système institutionnel et associatif passif qui ne condamne pas la violence à l'égard des femmes" notamment en l'absence de lois répressives qui protègent les victimes et mettent fin à l'impunité.
Dans ce contexte, l'ATFD et le CREDIF ont appelé à l'application effective de la loi 58 relative à l'élimination de la violence contre la femme pour mettre fin à l'impunité.
Ces associations ont aussi souligné la nécessité d'élargir la capacité d'accueil dans les centres d'hébergement des femmes victimes de violence et de leur fournir une aide en attendant l'obtention de leur rente.
Pour sa part, l'association des étudiants de Tunisie a recommandé la création d’unités d'enquête spéciales pour les crimes de violence contre la femme outre la mise en place de politiques et de programmes de lutte contre la violence à l'égard des femmes.
L’avocat Mounir Ben Salha explique, quant à lui, que la défunte a porté plainte à maintes reprises contre son époux au commissariat de police pour "violence conjugale" mais à chaque tentative, les agents ont étouffé la requête, dont la dernière déposée la semaine dernière, appuyée par un certificat médical initial de 21 jours.
Toutefois, le substitut du Procureur de permanence n’a pas ordonné l’arrestation de l’assassin, regrette-t-il, ajoutant que les féminicides sont devenus un "phénomène sociétal et un fait politique"
Il fait observer toutefois que "dans les médias ainsi que "dans les œuvres dites artistiques, nous continuons à promouvoir la masculinité toxique et la violence".
En outre, Maître Mounir a dénoncé le silence des autorités face à ce phénomène croissant, surtout que les victimes battues mènent constamment un combat physique et psychologique et font confiance à l’Etat et au système judiciaire, selon lui, "défaillant".
Dans ce sens, il a également estimé que "la société tunisienne est de plus en plus machiste et misogyne", accusant l’Etat de "couvrir les agresseurs".
De son côté, l’Association "Moussawat" (égalité) a mis en garde contre le risque d'une augmentation des violences, alors que l’Organisation Tunisienne des Jeunes Médecins a appelé à la mise en œuvre effective et sérieuse de la loi n°58 de l’année 2017 relative à la lutte contre la violence à l’égard des femmes, et d’allouer le budget adéquat afin de diriger les programmes et les politiques pour limiter la propagation de cette pratique dangereuse.
Côté officiel, le ministère tunisien de la Femme a dit espérer que "cet incident soit un déclencheur pour l'application de la loi" de 2017 contre les violences faites aux femmes, qui prévoit en théorie un soutien juridique et matériel aux victimes.
Les signalements de femmes victimes de violence avaient été multipliés par plus de cinq pendant le premier confinement de mars à juin 2020, selon le ministère de la Femme.
Il a déploré le niveau élevé de violences domestiques sexistes observé en Tunisie ces derniers temps, en particulier durant cette crise sanitaire et pendant le mois de Ramadan.
Le ministère a mis en garde contre la banalisation de toutes les formes de violence à l'égard des femmes, que ce soit dans la sphère privée ou publique, jugeant impératif de rompre avec l’impunité et d’intervenir dans l’immédiat en appliquant la loi à l’encontre des agresseurs, avant que les menaces ne soient mises à exécution.
En 2017, le Parlement tunisien avait adopté une loi ambitieuse qui élargit considérablement le champ des violences sanctionnées, mais qui est restée lettre morte en raison des procédures judiciaires compliquées à l'issue imprévisible et du manque de moyens.