Si Mohand Ou M'hand : le poète errant, symbole de résistance et de liberté !
6 novembre 2024 à 14h00 par La rédaction
Si Mohand Ou Mhand, est l’une des figures les plus emblématiques de la poésie kabyle. Représentant d'une Kabylie meurtrie par la colonisation française, il a traversé son époque en poète errant, s'exprimant avec une puissance et une liberté rares, abordant des thèmes de révolte, d’exil, d’amour et de liberté.
Si Mohand Ou M'hand incarne l'âme d'une Kabylie blessée mais indomptable. Né à Icheraiouen près de Tizi Rached en Kabylie, ce poète errant, rebelle et contestataire est décédé le 28 décembre 1905 à Ain El Hammam. Sa date de naissance exacte reste incertaine en raison de l'absence d'état civil en Kabylie avant 1891; certaines sources suggèrent qu'il serait né en 1840, ce qui signifierait qu'il aurait eu plus de 60 ans à sa mort.
La vie tumultueuse de Si Mohand Ou Mhand au cœur de la Kabylie
Son parcours est marqué par les tumultes de son époque. Issu d’une famille bourgeoise de Kabylie, Si Mohand Ou Mhand a grandi dans une région marquée par la présence coloniale. Très jeune, il assiste à l'invasion de la Kabylie par les troupes françaises, qui détruisent son village pour y ériger le Fort National.
La révolte kabyle de 1871 bouleverse encore sa vie : son père est exécuté, son oncle déporté en Nouvelle-Calédonie, et sa famille dispersée. Ces tragédies personnelles nourrissent son œuvre, marquée par un sentiment d’injustice et un attachement viscéral à sa terre.
Il a commencé ses études dans la zaouïa de son oncle paternel, Cheikh Arezki, où il apprend le Coran, puis les poursuit dans la prestigieuse zaouïa de Sidi Abderrahmane des Illoulen, étudiant le droit musulman et les sciences profanes, devenant ainsi taleb.
Isolé et déraciné, Si Mohand Ou Mhand devient un poète itinérant. Il puise dans son expérience personnelle les thèmes de l'exil, de l'amour pour sa terre natale, de l'amour et du destin. Ses poèmes, connus sous le nom d'Isefra, ont été publiés à plusieurs reprises, notamment par Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri. Un siècle après sa mort, une stèle est érigée en son honneur à Akbou, dans la wilaya de Bejaia, témoignant de l'impact durable de son héritage.
Après un mariage à Amalou, dans la commune de Seddouk à Bejaia, qui s’est soldé par un divorce, il entame une vie vagabonde durant laquelle il erre pendant une trentaine d'années entre la Grande Kabylie et la région de Bône (Annaba), parfois jusqu'à Tunis, toujours à pied.
La plume engagée de Si Mohand Ou M'hand, témoin de son époque
Des chercheurs qui se sont penchés sur ce poète atypique soulignent son caractère rebelle et contestataire. Ils évoquent l'errance et l'exil qui ont marqué sa vie et inspiré sa production poétique. Sa thématique, riche et diverse, est largement mise en évidence, tout comme la précision de son verbe lorsqu'il évoque les événements douloureux vécus par ses compatriotes et lui-même.
Si Mohand Ou M'hand est reconnu aujourd'hui comme un poète hors du commun et fort original pour son époque, tant par son mode de vie que par la force et la violence de son verbe.
Une rencontre mémorable entre Cheikh Mohand Oulhocine et Si Mohand Ou M'hand
La rencontre entre Cheikh Mohand Oulhocine, maître soufi renommé, et Si Mohand Ou M'hand est entrée dans les annales de la culture kabyle. Le Cheikh, connu pour sa sagesse et sa dévotion spirituelle, et le poète, symbole de liberté et de révolte, avaient chacun, par leurs mots et leurs actions, marqué leur époque.
Lorsque les deux hommes se retrouvent, Si Mohand Ou M'hand, par respect pour le Cheikh, cache sa pipe de kif avant de s’approcher de lui. Le Cheikh, intrigué par la réputation du poète, lui demande de réciter quelques vers. Si Mohand Ou M'hand, inspiré par la demande, déclame des paroles saisissantes, marquées par la douleur et l'angoisse de l’époque coloniale, dénonçant la perte de l’authenticité kabyle face à la modernité imposée. Impressionné, Cheikh Mohand Oulhocine lui demande de répéter ses paroles, mais fidèle à sa légende, Si Mohand Ou M'hand refuse, expliquant qu'il ne récite jamais deux fois le même poème, car ses vers sont spontanés, nés de l’instant et destinés à rester uniques.
Cet échange, empreint de respect et de fascination réciproques, souligne la profondeur de la tradition orale kabyle et la puissance de la poésie comme acte de résistance. Cheikh Mohand Oulhocine, impressionné, aurait alors déclaré que Si Mohand Ou M’hand était bien un « homme guidé par la foi en sa terre et en son peuple », malgré son apparence de vagabond et ses excès.
Un engagement précurseur
Si Mohand Ou M'hand pourrait être classé parmi les précurseurs des poètes algériens engagés du vingtième siècle. Dans sa poésie, on retrouve tous les éléments d’une résistance annoncée : refus d’allégeance à l’occupant, désobéissance à ses lois, sublimation du passé, valorisation des valeurs ancestrales. Sa rébellion contre l’envahisseur, même si elle se situe au niveau de la parole, symbolise le début d’une prise de conscience de tout un peuple pour sa libération future.
Un poète résistant
La production de Si Mohand Ou M'hand, par la variété des thèmes abordés et le mode d'expression utilisé, se présente comme une poésie militante. Il y exprime clairement ses idées et ses positions face aux événements sociopolitiques et économiques qui suivent l'insurrection de 1871, événement qui opère une rupture profonde dans la vie des gens de l'époque.
Victor Hugo affirmait la nécessité de s'inscrire dans les luttes de son temps, qu'elles soient scientifiques, politiques ou intellectuelles. De ce point de vue, Si Mohand Ou M'hand a été totalement immergé et engagé dans les bouleversements profonds que connaissait la société kabyle en particulier et l'Algérie en général.
Poète de son temps, il relate avec lucidité les mutations de sa communauté et l'aliénation dont elle est victime. Bien qu'il soit avant tout un poète sentimental, d'une sensibilité à fleur de peau, il exprime le mal-être individuel tout en décrivant le spleen de l'ensemble de la collectivité. « Il a dit les autres en se disant lui-même », affirme Mouloud Mammeri.
Son engagement se manifeste principalement dans son rejet d'un système imposé par le colonisateur. Le refus catégorique du fait colonial est exprimé de manière claire et récurrente dans ses poèmes. Il fait le serment solennel de s'opposer à l'envahisseur, de ne jamais se plier à son autorité, et raille ceux qui ont pris son parti.
Par la formule « Igulleγ/Iggul ur ihnit/Iggul wul-iw » (je jure/il a juré et il ne se démentira pas/mon cœur a juré), il signe son engagement de vivre dans l'insoumission, l'errance et l'exil en signe de rébellion contre ceux qui ont défait les siens. En choisissant la marginalité, il se démarque de ceux qui sont à l'origine du malheur de sa famille et de sa communauté.
Une constante de sa poésie est la référence au passé qu'il idéalise. Il exprime son regret de la vie d'antan, d'avant l'occupation française, qui a pris fin suite à la spoliation de leurs biens par l'envahisseur qu'il traite de « voleur », de « destructeur », d'« esprit du mal » et de « métèque », exprimant ainsi clairement la relation colonisateur/colonisé.
Cette perte d'un passé heureux, il l'impute à l'occupant. La réprobation et la dénonciation de certaines de ses actions révèlent chez lui une conscience politique. Il s'insurge contre l'occupation et la dénaturation des espaces par les Français, mais aussi contre l'abandon des terres par leurs propriétaires qui émigrent en France.
Certains de ses poèmes sont un appel à la désobéissance sociale, suite à la publication des lois du sénatus-consulte de 1873 sur la propriété. Il exhorte les siens à se réapproprier leurs terres pour contrecarrer l'installation des colonies de peuplement.
Dans sa poésie, il dénonce les velléités de l'envahisseur qui déstructure l'organisation sociale et instaure d'autres modes de fonctionnement. Il s'élève contre la loi de 1868 qui interdit l'exercice du pouvoir traditionnel et remet en cause le pouvoir de la djemaâ, assemblée de village sur laquelle se fonde le pouvoir populaire kabyle.
Porte-parole des opprimés
Si Mohand Ou M'hand déplore les profonds bouleversements que connaît sa société. Il dénonce le renversement des valeurs, les vices de sa société tels que l'asservissement, la traîtrise, la lâcheté, le mensonge, la perte de la piété, la corruption et l'indignité. Il vilipende les nouveaux riches et les parvenus, les traitant d' « animaux vils », de "chiens", de « valetaille » ou de « charognards ».
L'appauvrissement de sa communauté et la misère dans laquelle elle est plongée sont évoqués de manière récurrente. Il critique la place démesurée de l'argent dans les relations humaines et dénonce l'usure.
Un poète libre et anticonformiste
En véritable épicurien, Si Mohand a marqué son action en faisant fi des interdits sociaux. Poète marginal et anticonformiste, il s'attaque aux tabous et fait tomber les préjugés et les dogmes à travers des poèmes osés pour son époque. Il a choisi de briser le carcan des mœurs rigides qui avaient entouré sa jeunesse et son corollaire la femme.
Un héritage intemporel
La poésie a permis à Si Mohand de mener un combat qui, un siècle plus tard, demeure un référent toujours actuel. Jusqu'à la fin de sa vie, malgré la maladie et le dénuement, il est resté fidèle à sa ligne de conduite, guidée par une liberté de penser, de parler et d'agir.
Par ses positions bien tranchées vis-à-vis du colon français et de ses concitoyens, Si Mohand Ou M'hand se présente comme un poète des plus engagés dans les problèmes et les luttes de son temps. Il mérite d'être placé aux côtés des créateurs engagés, à l'instar de Voltaire, Zola, et bien d'autres qui, en leur temps, ont dénoncé les dénis de justice.
Si ces derniers se sont imposés par la force du texte, Si Mohand, en tant que poète de l'oralité, a usé de la force de la parole pour transmettre son message et l'inscrire dans la mémoire sociale.
Sa poésie, symbole de la résistance de tout un peuple, ne pouvait qu'être entendue : ses vers étaient récités un peu partout dans le pays et répétés de bouche à oreille.